Entre Constantinople et Thessalonique : la correspondance de Nicolas Cabasilas (vers 1322-vers 1399)
14 décembre 2010
Marie-Hélène Congourdeau est bien connue pour son édition de la Vie en Christ dans la collection des Sources chrétiennes (Paris 1989 et 1990), ainsi que pour ses nombreux articles scientifiques sur Nicolas Cabasilas. Dans l’élégante publication bilingue qui vient de paraître aux Belles Lettres (Paris 2010), elle rassemble, traduit et commente sa correspondance, qui était jusqu’à présent éparpillée dans plusieurs éditions indépendantes.
Dix-huit lettres de Nicolas Cabasilas sont parvenues jusqu’à nous. Fait remarquable, certaines ont été copiées par l’auteur lui-même, en 1370, dans le codex Chalkè, Panaghias 157. Six d’entre elles sont adressées à son père, Jean Chamaétos, qui semble avoir été « questeur » et « kastrophylax » de Thessalonique, c’est à dire responsable des finances et commandant de la garde impériale logée sur l’acropole de la ville. Chamaétos, dont Nicolas ne prit pas le nom, lui préférant celui plus glorieux de sa mère, était donc un officier impérial sous l’autorité d’Anna Palaiologina (1306-1365), qui gouverna Thessalonique de 1351 à sa mort. Il vouait à celle-ci une admiration sans bornes, comme le révèle la Lettre 3. C’est en effet à la demande pressante de son père que Nicolas nous dit avoir composé l’éloge de l’impératrice :
Quant à l’impératrice, la plus grande de toutes, depuis longtemps déjà je voulais en faire l’éloge et depuis longtemps j’envisageais cette épreuve, mais comme j’avais besoin d’un équipement à la hauteur, je me taisais. Mais à présent, ayant appris par ta tête sacrée que non seulement elle est admirable et suscite de nombreux éloges, mais qu’elle use de magnanimité envers ceux qui parlent d’elle moins bien qu’il ne faudrait, et aussi parce que tu me l’ordonnes, je me mets au travail. À toi de prier pour que mon discours réponde à ton souhait, à toi de convaincre l’admirable impératrice d’être encore plus miséricordieuse envers les éloges (p. 14).
Grâce à ce témoignage, Marie-Hélène Congourdeau effectue un rapprochement fort intéressant à propos de Chamaétos : c’est bien lui qui aurait associé son nom à celui d’Anna, sur une inscription encore visible sur les remparts de Thessalonique, signalée par J.-M. Spieser dès 1973 (cf. p. 203) :
La présente porte a été construite sur l’ordre de notre puissante et sainte maîtresse et impératrice, dame Anna Paleologina, alors que le questeur Jean Chamaétos exerçait la charge de kastrophylax, en l’année 6864 indiction 9 [=1355-6].᾿Ανηγέρθη ἡ παροῦσα πύλη ὁρισμῷ τῆς κραταιᾶς καὶ ἁγίας ἡμῶν κυρίας καὶ δεσποίνης κυρᾶς Ἄννης τῆς Παλαιoλογίνης, ὐπηρετήσαντος καστροφύλακος Ἰωάννου Χαμαετοῦ τοῦ κοια[ίστορος τ]ῷ ςωξ[δʹ ἒτει] ἰνδικτιῶνι θʹ.
Dans les lettres qu’il adresse à son père, Nicolas Cabasilas donne l’image d’un fils aimant. La première, datée de 1335/41, alors qu’il est encore étudiant, est très touchante. Elle révèle discrètement les sentiments que le jeune homme fraîchement arrivé à Constantinople conserve pour sa « patrie » et pour son milieu familial.
L’amour de mon oncle admirable [=Nil Cabasilas] et de la littérature m’a convaincu de quitter ma patrie pour épouser celle qui m’était étrangère. Mais à présent, la nostalgie que j’ai de toi me presse vers la mienne. Ainsi disposé, je ne vois plus qui je puis être, ne sachant auquel de ces amours me rendre. Mais puisque de ton côté tu soupires après la vue de celui qui est ton familier et ton enfant, mais que tu veux en même temps que celui-ci ne délaisse Hermès [= le dieu de l’éloquence] en aucune façon […], je me rends au second et je déclare que c’est ici que je demeurerai. Mais si je n’ai pas ma patrie, j’aurai recours aux lettres, puisque ceux que j’aime sont absents (p. 2).
Cet échange épistolaire, marqué par la nostalgie, se poursuit jusqu’à la mort de Chamaétos, en 1363. Nous y rencontrons de multiples détails qui animent les caractères et laissent imaginer la vie quotidienne dans les grandes cités byzantines. D’ailleurs, dans le cœur de Nicolas, la rivalité entre Thessalonique et Constantinople reste toujours vive, devenant même un thème récurrent dans une partie de sa correspondance. Ainsi écrit-il vers 1347 à l’Ostiarios Synadènos (Lettre 10) :
J’ai ri en lisant ta lettre, car elle m’a rappelé nos discussions au cours desquelles, aux joutes, s’ajoutait aussi quelque matière à rire. Mais étant ici, j’étais comme Ulysse plaçant la fumée du foyer au dessus des exploits en terre étrangère. Car en lisant dans la lettre de mon ami ce qui nous était coutumier, j’étais avec vous par la mémoire et mon esprit se représentait la cité comme en peinture. Et j’étais attentif et prenais plaisir à ce qui était écrit, et cela dura un long moment, si bien que je paraissais hors de moi et ne plus percevoir la présence des amis qui étaient auprès de moi. L’un d’eux s’en rendit compte et me demanda ce qui m’arrivait. Comme je l’en instruisais, il s’étonna de ce que, alors que j’étais à Byzance, ce n’est pas l’amour de cette cité qui me poignait, mais qu’une autre cité en éloignait mon esprit, et il trouvait étrange que je dédaignasse une région si belle ; et en même temps, il me représentait les beautés qui sont ici à Byzance, tandis que moi je leur opposais le nom de ma patrie, et je jugeais bon, évoquant là les vers d’Homère, de réclamer les suffrages à partir de ces poèmes (p. 52-54).
Outre son père et ses amis restés dans sa « patrie », Nicolas Cabasilas a de nombreux amis et correspondants à Constantinople-même. Parmi eux, nous retrouvons des personnalités éminentes de l’époque, dont plusieurs entretiennent des liens étroits avec Thessalonique : son oncle maternel, le métropolite Nil Cabasilas ; Démétrios Kydônès, premier traducteur de Thomas d’Aquin en grec ; Grégoire Akindynos, chef des opposants à la théologie de Grégoire Palamas ; Joseph Bryennios, prédicateur à la cour ; l’empereur Jean VI Cantacuzène (1347-1354) ; l’empereur Manuel II Paléologue (1391-1425).
Les treize lettres qu’ils ont adressées à Cabasilas, et qui ont été conservées, figurent également dans l’ouvrage. Elles révèlent des aspects méconnus de la personnalité du célèbre théologien : ses compétences de juriste ; son rôle de médiateur dans de durs conflits tels que la crise zélote, « révolution populaire » byzantine ; son implication dans d’âpres querelles religieuses, comme la querelle palamite ou la confrontation avec l’Église latine. La correspondance de Nicolas Cabasilas fournit ainsi une documentation capitale pour la connaissance du milieu théologique, humaniste et politique du 14e siècle byzantin.
Par ce livre original et accessible, Marie-Hélène Congourdeau nous laisse entrevoir la vie « dans le monde » de celui qui, par sa « vie cachée en Christ », allait devenir un grand saint de l’orthodoxie. Elle nous introduit aussi dans le cercle de ses amis et de ses proches, en présentant chacun dans sa singularité, grâce à de très claires notices. Que l’on soit ou non spécialiste, on gagnera beaucoup à la lire. Si l’on est à Paris, on pourra également profiter des conférences complémentaires qu’elle donne jusqu’au 11 février 2011 :
Nicolas Cabasilas et la société byzantine du 14e siècleEHESS, 105 Bd Raspail, 75006 Paris, salle 9. — Les vendredis de 11h à 13h (du 19.11.2010 au 11.02.2011).
• Correspondance de Nicolas Cabasilas. Textes traduits et commentés par M.-H. Congourdeau, Paris, Les Belles Lettres, 2010.
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